REPORTAGEPrès de sept ans après le début de la guerre en Syrie, environ trois millions de Syriens vivent aujourd’hui en Turquie. Parmi eux, de nombreux journalistes en exil s’opposent ouvertement au président Bachar el-Assad, mais aussi aux jihadistes de l’organisation État islamique. Malgré les risques, ils continuent de se mobiliser à distance pour préparer la Syrie de demain.

Thomas LECOMTE, à Istanbul | OLJ
16/01/2018

À première vue, la salle de rédaction d’Enab Baladi, hebdomadaire syrien basé à Istanbul, ressemble à celle de n’importe quel autre journal. Accrochés aux murs, trois téléviseurs diffusent des chaînes d’informations en continu. Au centre de l’open space, une dizaine de jeunes journalistes tapotent sur leurs claviers en silence. Sur un tableau blanc, dans un coin de la pièce, ils ont inscrit la liste des sujets à l’ordre du jour. Et pourtant, l’histoire d’Enab Baladi, dont le nom signifie « Les raisins de mon pays », n’a rien d’ordinaire. Fondé en 2012, à Daraya, dans la banlieue de Damas, en Syrie, le journal est rapidement devenu la cible de Bachar el-Assad et de son gouvernement. « Un an et demi après notre installation, nos locaux ont été bombardés par l’armée du régime, explique froidement Jawad Sharbaji, le rédacteur en chef. Beaucoup de nos collègues sont morts dans cette attaque. » Une partie de l’équipe décide alors de quitter la Syrie et trouve refuge dans la Turquie voisine.

Installée dans le quartier conservateur de Fatih, la rédaction se réorganise et se professionnalise. « Lors de la création du journal, il n’y avait qu’un seul journaliste de formation parmi nous, les autres membres étaient des instituteurs, des universitaires, des économistes… » se remémore Jawad, 37 ans, lui-même comptable dans une autre vie. Aujourd’hui, Enab Baladi, qui se finance en grande partie grâce aux dons d’ONG, compte une cinquantaine de reporters salariés et qualifiés, en Turquie et en Syrie. À l’intérieur des pages, des sujets politiques bien sûr mais aussi de la place pour l’économie, le social ou la culture. « Évidemment, nous nous sentons proches de l’opposition, mais nous essayons de faire le journal le plus complet et objectif possible, résume Jawad. Même les médias qui soutiennent le pouvoir en place reprennent aujourd’hui certaines de nos informations car elles sont fiables ! » précise-t-il ironiquement. Dans la Syrie de Bachar el-Assad, les journalistes ont toujours été muselés. Mais, depuis le début de la révolution en 2011, des centaines de publications non officielles ont vu le jour, notamment en Turquie. Si beaucoup ont, depuis, cessé de paraître à cause de difficultés financières, pour Jawad, toutes ces initiatives contribuent à faire naître chez les lecteurs la notion de « liberté de la presse ».

Journalistes assassinés
Une soif de démocratie que paient parfois au prix fort les journalistes syriens : plusieurs d’entre eux ont été assassinés ces dernières années sur le sol turc. Le plus célèbre, Naji Jerf, a été abattu en 2015 d’une balle dans la tête alors qu’il marchait dans la rue à Gaziantep, une ville proche de la frontière syrienne. Il venait de terminer un documentaire sur les exactions commises par le groupe État islamique à Alep. Son homicide a été immédiatement attribué à l’organisation terroriste. Cet événement a fortement marqué Jawad el-Muna, le rédacteur en chef de Souriatna (« Notre Syrie »), un autre hebdomadaire dont les bureaux se trouvent à Istanbul. « L’assassinat de Naji, c’était un message pour dire : “Nous pouvons atteindre tout le monde”, explique-t-il, les traits tirés. Moi, j’avais pris la décision de quitter Gaziantep pour Istanbul une semaine avant sa mort. Ici, c’est beaucoup plus grand, donc on se fond plus facilement dans la masse. Mais je ne me sens pas complètement en sécurité pour autant. »

Fièrement, cet ancien éditeur présente les meilleures « unes » de Souriatna qui font la part belle aux caricatures et aux dessins. Sur l’une d’entre elles, on voit Bachar el-Assad, tout sourire, assis sur un baril d’un produit visiblement nocif. « Nous avons publié cette image en avril dernier, peu de temps après l’attaque chimique contre la ville rebelle de Khan Cheikhoun », explique Jawad, désabusé. Néanmoins, malgré son aversion profonde contre le régime, le quadragénaire insiste lui aussi : « Nous ne sommes pas un journal d’opposition. Juste un journal indépendant! » L’objectif final pour ces acteurs de la nouvelle presse syrienne?

Préparer un paysage médiatique libre et diversifié pour leur pays. Alors, avec Enab Baladi et quelques autres titres, Souriatna joue la carte de la solidarité : « Nous imprimons ensemble nos journaux puis nous les cachons dans des camions de marchandises pour qu’ils puissent être acheminés jusqu’en Syrie. » Une fois la frontière turco-syrienne franchie, les revues dissidentes sont ensuite distribuées sous le manteau. « À Damas, impossible de lire Enab Baladi dans la rue, vous seriez aussitôt arrêté et exécuté », rappelle Jawad Sharbaji. Dans ces conditions, difficile pour les journalistes syriens en exil d’envisager un retour au pays : « On peut penser que la guerre prendra fin d’ici à un an ou deux, reprend Jawad. Mais cela ne veut pas dire que nous pourrons rentrer en Syrie et exercer notre métier en toute sécurité car il s’ensuivra forcément une période de grande instabilité politique. À vrai dire, je pense que rien ne sera vraiment possible avant le départ de Bachar el-Assad… »

 

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